La réflexion part d'un article de Christopher Allen sur le blog d'Ethereum France s'interrogeant sur l’importance de l’identité décentralisée dans l'histoire. Pour donner un peu de contexte, Ethereum est un protocole d'échanges décentralisés permettant la création par les utilisateurs de "contrats intelligents" bancaires. Ces "contrats intelligents" sont déployés et consultables publiquement dans une blockchain. Il s'agit donc de transactions de nature scripturale, un peu comme chez un notaire mais infalsifiables et décentralisées (car copiées en parallèle de nombreuses fois, ce qui en garantit l'authenticité.

Que nous dit Christopher Allen ? Et bien il participe à un groupe qui définit une identité décentralisée et soumet sa réflexion à l'histoire en en déduisant les lignes morales qui doivent éviter les écueils des systèmes précédents. Son exemple pris pendant la Seconde Guerre mondiale, compare deux pionniers en matière d'identité, le Néerlandais Jacobus L. Lentz et le Français René Carmille, qui ont traité très différemment la collecte et l'enregistrement des données d’identification des personnes. Le résultat : 75 % des Juifs néerlandais ont été victimes de l'Holocauste, à comparer aux 23 % des Juifs qui l’ont été en France. Le rappel historique extrait de son article est en italique ci-dessous.

Dès 1936, un décret exige que chaque résident des Pays-Bas possède une carte d'identité personnelle, une copie devant être portée sur soi et un duplicata archivé dans les archives civiles. Ces archives contenaient également une mine d'informations sur l’identité des personnes, y compris le genre, la race, l'ethnie, la profession, le domicile, les relations familiales et la religion. Elles étaient centralisées dans un seul bureau pour chaque région des Pays-Bas et utilisaient les mêmes systèmes afin de rendre les données interopérables et de s’assurer de leur utilité dans le cadre de la planification et de la gestion administrative. Ces registres furent des cibles prioritaires pour les envahisseurs nazis suite à l’occupation du pays en mai 1940. Les nazis comprenaient leur immense valeur dans le cadre de la chasse aux Juifs et autres “indésirables”. Très vite, Lentz disposa de cartes d’identité qui pouvaient être comparées aux fichiers correspondants du registre central de l’état civil, qu’il avait réorganisé afin d’en améliorer l’accès. Même si une carte était contrefaite, le registre servait de référence. Dès septembre 1941, les registres étaient mis à jour à partir d’un recensement minutieux des juifs néerlandais, chacun d’entre eux étant désormais porteur d’une carte arborant une grande lettre J.

En France, l'histoire commence avec René Carmille, ingénieur, officier de la Première Guerre mondiale, et espion pour le Deuxième Bureau pendant la guerre. Le travail de Carmille s’appuyait sur la technologie des cartes perforées, utilisée également aux Pays-Bas, mais qui était plus importante aux yeux de Carmille. Dès 1935, il développe un registre pour l'armée française, aux fins de conscription et de mobilisation. Carmille propose alors un numéro personnel à douze chiffres (passé à 13 chiffres après l'occupation et la division de la France). Ce numéro pouvait être utilisé pour déterminer la date et le lieu de naissance d'une personne, ainsi qu'un "profil personnel complet”, incluant des détails sur les compétences professionnelles et d'autres attributs.En 1940, les nazis tentent de recenser les Juifs français, mais ils rencontrent des obstacles notables. En particulier, les pouvoirs en place n’avaient pas collecté d’information sur les appartenances religieuses depuis 1872. Il n'y a également pas assez de tabulatrices (lecteurs de cartes perforées) pour consigner les informations sur la population française. En novembre 1940, René Carmille crée le "Service Démographique de Vichy", ouvre des bureaux des deux côtés de la ligne de démarcation, commande des tabulatrices pour 36 millions de francs, et annonce un nouveau recensement des citoyens français. Il compte remplacer l’approche "anarchique" de l’enregistrement des données du recensement par une méthodologie plus moderne ; à la suite de quoi, les citoyens français devraient avoir sur eux des "cartes d'identité uniformes", permettant d’accéder à des informations précises sur leur activité professionnelle. Le nouveau recensement de Carmille rectifierait également l'omission de longue date des données personnelles religieuses en France, en les incluant dans la "colonne 11" qui exigerait des Juifs participants de non seulement déclarer leur propre religion, mais aussi celle de leurs grands-parents. En apparence cela satisfaisait l'occupant nazi mais René Carmille a programmé ses machines pour ne jamais perforer de données pour la colonne 11 et a dissimulé plus de 100,000 cartes perforées de Juifs dans son bureau. René Carmille fut arrêté par les nazis en février 1944, soumis à l’interrogatoire par un tortionnaire nazi, et envoyé à Dachau, où il mourut en janvier 1945.

Christopher Allen identifie ce qu'a fait René Carmille comme une forme précoce de minimisation des données et de divulgation sélective, et justifie la création d'identité "auto-souveraine" (c'est à dire une identité dont l'utilisateur choisit à qui il diffuse quelles données) et dans laquelle l'accès minimal aux données personnelles est établi afin de pouvoir faire des choses, sans pour autant empiéter sur la vie privée, la dignité et l’intégrité des personnes. Il rappelle qu'en enregistrant notre genre, notre orientation sexuelle, notre religion, notre affiliation politique, ou même juste nos livres, films et chansons préférées, nous nous rendrions ainsi vulnérables aux politiques de discrimination, ou bien pire encore.

Mais à mon sens il oublie un élément fondamental du contexte des années d'occupation, la possibilité qu'ont eu un certain nombre de faussaires de créer des identités factices pour les juifs ou pour les résistants. En particulier en France il convient de se souvenir des rôles d'Adolfo Kaminsky, de Pierre Kahn ou de Maurice Loebenberg, pour n'en citer que quelques-uns. Ils se sont appuyé aussi bien sur des talents de faussaire que sur des éléments factuels comme la disparition des archives d'état-civil dans le sud des Ardennes durant la 1ère guerre mondiale, pour forger des identités plus vraies que vraies. J'en déduis que la notion d'identité infalsifiable, même s'il nous est offert de n'en divulguer qu'une partie, ne suffit pas vraiment à toutes les possibilités de dérive qu'auraient un état totalitaire qui pourrait accéder à l'intégralité des informations détenues par la blockchain. Espérons que ces jours sombres ne viendront pas.