Dans la Rome antique, après le décès d'un dirigeant ou d'un autre personnage public particulièrement épouvantable, le Sénat romain votait un ensemble de mesures appelé damnatio memoriae qui consistait essentiellement à effacer la personne en question des archives historiques. Les empereurs Caligula, Néron, Domitien, Commode, Geta, Héliogabale ou encore Maximin Ier le Thrace ont ce point commun d'en avoir été l'objet. Notre illustration montre d'ailleurs un effacement de l'image de Geta suite à la damnatio memoriae prononcée à l'initiative de son frère Caracalla (ce dernier figure encore sur l'image avec ses parents Septime Sévère et Julia Domna)
Destruction, décapitation ou «re-sculpture» des statues, suppression au burin des noms sur les inscriptions ou sur les pièces de monnaie, en passant par l'organisation d'autodafés pour détruire des documents et des portraits, toute la panoplie du parfait "cancel culture" historique a été jouée par les romains. En plus de supprimer les traces physiques de la personne «damnée», la famille, les amis et les esclaves qui lui restaient loyaux se retrouvaient souvent exécutés, exilés, poussés au suicide ou, dans les cas les moins horribles, obligés de changer de nom de famille. L'objectif de l'effacement des amis et de la famille était d'effacer toutes les relations sociales du défunt.
Mais cette action antique a eu des effets contre-productifs : dans leur zèle à éliminer certaines personnalités, les Romains ont, parfois, préservé et renforcé les mythes d'un grand nombre des personnes qu'ils avaient condamnées : les portraits et les sculptures mises en lieu sûr ont connus une bien meilleure conservation que ceux exposés au public. De même, lorsque les statues étaient simplement enterrées au lieu d'être détruites, les fouilles des temps modernes les ont retrouvées dans un état quasi intact. Par ailleurs force est de constater que les empereurs Caligula et Néron bien que réprouvés se trouvent être toujours parmi les personnalités les plus connues de l'Antiquité. Cela est en partie dû aux historiens, qu'ils soient d'autrefois ou d'aujourd'hui, qui ont été incapables de résister à la tentation d'exagérer les crimes, la débauche et les excès prétendus du condamné, jusqu'à en oublier toute crédibilité ou tout contexte historique. Les histoires selon lesquelles Caligula aurait nommé son cheval sénateur ou Néron aurait persécuté les premiers Chrétiens (aucune des deux n'est véridique), représentent une réécriture de l'histoire qui n'a servi qu'à consolider leurs légendes.
L'échec patent de cette politique romaine devrait nous amener à nous poser la question de l'inutilité de l'esprit actuel de cancel culture. Il est de loin préférable de regarder la réalité en face et d'aborder toutes les facettes de notre histoire.
Pour mémoire, le terme "damnatio memoriae" vient du livre éponyme de l'érudit germanique Christoph Schreiter en 1689. Vous trouverez de nombreuses illustrations et compléments sur la "damnatio memoriae" sur ce blog espagnol
PS : bien qu'une partie des techniques employées soient les mêmes (effacement, destruction, re-sculpture), la damnatio memoriae n'a pas eu lieu en Égypte pharaonique. En effet dans la civilisation égyptienne, la représentation, qu'elle soit simple image ou écriture hiéroglyphique figurative, a le pouvoir magique de faire exister ce qu'elle représente. Donc lorsqu'un successeur remplace le nom de son prédécesseur par le sien, il veut s'approprier les signes de son pouvoir ou interdire à la "force mystique" de son prédécesseur d'être néfaste.
PPS : lien vers les épisodes précédents (Culture 1, Accent 1, Accent 2, Nom 1, Nom 2, Nom 3).
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1 De Guillaume - 22/03/2021, 19:27
Des universitaires américains, qui enseignent eux-mêmes l’histoire ancienne, mènent une croisade pour... limiter l’enseignement de l’héritage gréco-romain. Cet activisme absurde résulte de la passion de condamner le passé de façon moralisatrice, démontre l’agrégé de lettres classiques Raphaël Doan sur Le Figaro