Ce pamphlet commandé par le Syndicat de l’édition et des auteurs, s'oppose à la proposition de l'eurodéputée Reda, que nous avons commentée déjà deux fois (ici et ). Il défend surtout un statu quo, ne voulant toucher à rien au prétexte que le secteur connait une période de stabilité et que dès lors, "comment justifier la nécessité, décrite comme impérieuse, d’adapter une législation sans qu’aucun État membre n’en ait ressenti le besoin ?" En quelque sorte c'est retourner la maxime d'Émile de Girardin "« Gouverner, c'est prévoir » en refusant aux édiles le droit de se pencher sur l'avenir. Il est vrai qu'Émile de Girardin ne doit pas plaire audit syndicat puisque ce journaliste et homme politique français, né en 1806, (inventeur de la presse moderne à prix modique comportant publicité, roman-feuilleton et petites annonces) fonda en 1828 son premier journal, le Voleur (qui reprenait des articles publiés par les autres, montrant son mépris du droit d’auteur)...

Les exemptions au droit d'auteur prévues par le texte de l'eurodéputée sont largement dénoncées par Richard Malka (ses réflexions en italique)

  • Le prêt numérique en bibliothèque ? « Pourquoi un usager continuerait-il d’acheter des livres numériques, voire des livres imprimés ? La légalisation du piratage aboutirait au même résultat ».
  • Le Data Mining ou fouille de texte ? Elle permettrait aux utilisateurs « de reproduire gratuitement, dans des bases de données numériques, des œuvres protégées afin de permettre des recherches sur ces œuvres visant à reproduire, par extraction, des données nouvelles ». L'avocat enfonce le clou « si de tels investissements pouvaient être légalement pillés, aucun éditeur n’engagerait désormais le moindre financement pour créer de tels outils » et d'attaquer les gros acteurs de l'indexation qui seraient « susceptibles de disposer, à terme, d’une maîtrise totale de la connaissance et du savoir mondial, sous prétexte de les offrir gratuitement dans un premier temps. »
  • L’exception pédagogique pour autoriser la copie numérique à l’école. « De nature démagogique », elle « anéantirait le marché de l’édition scolaire, conduirait les éditeurs et auteurs à créer « à perte », faisant basculer une « offre diversifiée au profit d’une offre étatique ou extraterritoriale. »
  • Le "fair use", inutile, puisque « le système du droit d’auteur français est pleinement fonctionnel » (quel argument !)
  • Les œuvres transformatives, « une remise en cause profonde du droit moral des auteurs sur leurs œuvres »
  • L'extraterritorialité : « elle empêcherait par exemple, l’auteur français d’un ouvrage sur le blasphème d’en interdire la diffusion à l’étranger et de se réserver la cession de ses droits pour certains pays »
  • La réduction de la durée de protection des œuvres, « elle porterait atteinte à la rentabilité de titres parmi les plus profitables »

Sa litanie se résume finalement « à quoi bon la gratuité s’il s’agit de laminer la diversité, de restreindre la liberté d’expression, de supprimer des milliers d’emplois, d’appauvrir des auteurs, d’anéantir ce que l’Europe a de plus précieux à la seule fin d’enrichir des sociétés privées évoluant en franchise d’impôt et de responsabilité sur le sol européen ? (…) à quoi bon le marché unique s’il devait aboutir à une criminelle uniformisation de la culture ? »

Comme le souligne Adrienne Charmet-Alix de l'association La Quadrature du Net sur Libération "C’est une vision complètement binaire et dépassée, qui ne considère l’échange de culture et de contenus que du point de vue de la guerre entre les éditeurs et Google ou Amazon, mais qui ne prend en compte ni les lecteurs ni les auteurs. La seule question qui est posée, c’est : où va la valeur marchande... Derrière l’argument de la défense des auteurs, il s’agit surtout d’une défense des éditeurs. C’est une imposture intellectuelle. De ce point de vue, le titre est révélateur : poser comme principe que la gratuité est un vol, c’est se placer dans une perspective purement marchande."

Damien du blog Spirale nous montre quelles sont les répartitions des revenus sur un livre et montre clairement que ce n'est pas l'auteur qui est déjà le dindon de la farce qui est défendu par les droits mais le trio éditeur, libraire, diffuseur.

Ailleurs sur la toile Greg souligne qu'en suivant le raisonnement de l'avocat "vous n’achetez plus un livre, que vous payez une licence, un droit de lecture sur une œuvre. Ce que vous payez ne vous appartient plus. Dans ce cas de « DRMisation » à outrance, qui est le voleur ?"

Le corollaire comme le souligne Thierry Noisette sur ZDNet "c'est qu'échanger ou donner des livres d'occasion deviendrait du vol. Et pourtant le moindre vide-grenier a ses étals de bouquins, tout comme des librairies (Gibert Jeune, les bouquinistes des quais de la Seine à Paris, etc.) en ont fait leur spécialité." Les affres de la startup de prêt de livres numériques Booxup relatées par Neil Jomunski en sont la preuve. Il souligne "L’épuisement des droits permet à n’importe qui ayant fait acquisition d’un livre de disposer de sa copie selon sa volonté. Ainsi, l’acheteur pourra à loisir prêter, céder, voire détruire l’exemplaire en question sans craindre les foudres de l’État ou des industries. Deux camps s’opposent : d’un côté, ceux qui estiment qu’un livre acheté est la propriété entière de celui qui en a fait l’acquisition — on parle bien de la copie, du livre papier, et non pas de l’œuvre en elle-même qui est soumise aux droits moraux et patrimoniaux. De l’autre, ceux qui pensent qu’il faut encore déterminer quelles conditions pour quels usages passé l’acte d’achat initial : par exemple, en taxant les livres d’occasion, en empêchant la revente d’un jeu vidéo sous licence ou en cherchant à imposer une rémunération de l’auteur à travers le prisme du prêt de livres de particulier à particulier".

Pour rappel le Conseil national du numérique et quelques autres comparses ont publié le 10 septembre une tribune dans Le Monde où ils insistent sur la notion de communs, ils dénoncent les trop fréquents copyfrauds (revendications abusives de droits sur une œuvre), en lien les articles que nous avons déjà consacrés aux sujets sur ce blog. Thierry Noisette nous donne comme autre exemple de copyfraud le département de la Dordogne qui s'arroge les droits sur les reproductions de la grotte de Lascaux.

Au final le seul point positif de l'ouvrage de l'avocat est de nous rappeler que la notion de liberté de publication ne peut être subordonnée aux volontés des diffuseurs (GAFA par exemple) et de rappeler qu'Apple a censuré le titre pour enfant T’Choupi part en pique-nique (de Thierry Courtin, Nathan, 1999) en raison du caractère « pornographique » de son titre ou que dans l'application Izneo (qui rassemble la majeure partie de la production de BD française en numérique) un ouvrage de Lucky Luke a été interdit en France, car les personnages noirs étaient représentés avec des lèvres charnues. Facebook n'est évidement pas en reste avec l'interdiction de la reproduction du tableau "L'origine du monde" de Gustave Courbet.

Sources, Nextimpact et Le Monde